11/10/2019
« LE MONDE EST LE THÉÂTRE D’UNE LUTTE COSMIQUE ORIGINELLE » (5/5)
Extraits de : « La continuité d’une voie : du futurisme à la tradition », entretien avec Jean-Marc Vivenza, par Le Baron et Diaphane Polaris, Rébellion, n°78, janvier-février 2017 (5ème partie)
Les douze « nidânas » (maillons) de la production conditionnée (« pratitya-samutpada »)
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Jean-Marc VIVENZA : Instruit de cette division originelle, de cette guerre incessante inscrite au cœur même du monde créé, ce qui en explique le caractère irréductiblement dialectique, notre confrontation avec le nihilisme contemporain, sous ses diverses formes, et dont la société d’aujourd’hui hideusement désacralisée offre le pénible spectacle, nous apprend donc à ne pas interpréter la situation présente uniquement en termes de deuil circonstanciel, de néant relatif à une période déterminée, comme si naïvement il y avait eu un temps antérieur de pure lumière et d’entière plénitude, de valeurs sûres et bien établies, dans la mesure où le « nihilisme » n’est pas un phénomène historique, il traverse et commande la totalité de l’Histoire ainsi que le soulignait Maistre : « S'il y a quelque chose d'évident pour l'homme, c'est l'existence de deux forces opposées qui se combattent sans relâche dans l'univers. Il n'y a rien de bon que le mal ne souille et n'altère ; il n'y a rien de mal que le bien ne comprime et n'attaque, en poussant sans cesse tout ce qui existe vers un état plus parfait. Ces deux forces sont présentes partout : on les voit également dans la végétation des plantes, dans la génération des animaux, dans la formation des langues, dans celle des Empires (deux choses inséparables), etc. [1].»
Conséquemment, et à ce titre Heidegger rejoint Maistre dans le constat qu’il n’y a pas d’extériorité par rapport au « nihilisme », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’alternative, de nostalgie d’un avant ou d’un après, c’est l’existence elle-même, par delà les époques, qui est plongée dans l’abîme du nihil (rien), qui est confrontée, depuis la rupture originelle, de par son « déchirement » – lequel est inscrit, selon Hegel, non pas dans une réalité extrinsèque, mais à l’intérieur même de l’essence de l’Absolu –, à la nécessité d’affronter la question de l’absence, du délaissement, de l’angoisse et de la perte, du tragique de l’échec et de la mort, pour le dire en un mot du « mal », car l’expérience du monde que nous éprouvons participe d’une détermination à l’antagonisme de deux forces contraires et antagonistes qui sont présentes partout dont l’homme n’a pas le pouvoir de se libérer, puisque c’est une détermination structurelle ontologique :
« L'être-dans-le-monde est un existential, c'est-à-dire une détermination constitutive de l'exister humain, un mode d'être propre à l'être-là. [...] L'être-dans-le-monde, en tant qu'existential, est une relation originaire [2]. »
Arno Breker - “Der Rächer” (1941)
« L’Esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement [Er gewinnt seine Warheit nur, indem er in der obsoluten Zerrissenheit sich selbst findet]»
(Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd. Hoffemeister, 1929, p. 30)
Exister, être, c'est donc être jeté de « l’Unité » vers la division, projeté « du haut vers le bas » disait Origène (+ 252) [3], abandonné dans le relatif, le contingent, c'est être dépendant totalement de faits et de causes qui déterminent la non-possibilité de l’harmonie et de la durée, et rendent totalement vaines et vouées à l’inutilité les infructueuses tentatives humaines - notamment politiques, mais pas seulement, car on peut y adjoindre, l’art, la philosophie, la science, etc. -, qui tendent à modifier les conditions de l’être au monde.
– « L’origine du problème, est le problème de l’origine » –
Il ne s’agit donc pas d’espérer en un quelconque régime ou éventuel système capable de résoudre les questions sociales, économiques, culturelles, identitaires ou spirituelles des peuples, puisque l’origine du problème pour l’homme, mais aussi pour les civilisations et l’Univers lui-même, est un problème de « l’origine ». La question qui se pose, fondamentalement, participe d’une nature purement méta-ontologique. Voilà pourquoi, la seule attitude authentique, c’est-à-dire authentiquement en rupture, la seule position radicale qui prenne le problème à sa source réelle, à sa racine effective, est donc, forcément et uniquement, d’ordre supérieur, elle relève du spirituel et du transcendant, du métaphysique, en acceptant de regarder d’où provient l’essence de la détermination existentielle, en se confrontant à la cause première de la vocation destinale de toutes choses créées au « nihil ».
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Encore une fois, bien que ce qui le conduisit à écrire cela - contrairement à Maistre qui, après la Révolution, suite un examen approfondi des causes, comprit qu’aucun temps n’était exempt de négativité, étendit le diagnostic de façon transversale à l’Histoire elle-même -, participait beaucoup plus d’un sentiment de révolte contre de l’état du monde de la période moderne, plutôt que d’une analyse ontologique portant sur la nature même de ce monde au travers de toutes les périodes, il convient néanmoins de se remémorer l'excellente analyse de Julius Evola, à propos de ce qu’il convient de faire, et comment dès lors agir, dans un monde en état de « dissolution générale » : « Il n’y a pas de formes positives données fournissant un sens et une légitimité vraie sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui. Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active, ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure, libre et authentique, vers la transcendance […] L’afele panta plotinien – c’est-à-dire ‘‘dépouille-toi de tout’’ -, tel doit être le principe de ceux qui savant regarder d’un œil clair la situation actuelle. [4] ».
« …je reviens sans équivoque sur le détachement de toute finalité pratique. Il n’existe plus rien, dans le domaine politique et social, qui mérite vraiment un total dévouement et un engagement profond. L’apolitia doit être la règle de l’homme différencié. »
(J. Evola, Le Chemin du Cinabre, Éditions Arché-Arktos, 1983p. 201).
On notera, est la différence n’est pas métaphysiquement anodine, que si Maistre fidèle à l’enseignement de saint Augustin ou de Martinès de Pasqually et de l’illuminisme en général, impute aux esprits rebelles, puis à l’homme, suite à la double prévarication qui est survenue au sein de l’immensité divine, la raison de la situation de dégradation que connaît l’Univers avec la présence constante du mal agissant en toutes les réalités vivantes, comme irréductible tendance à la décomposition et à la mort, en revanche Boehme - rejoint par Guénon à cet égard dans l’exposé de sa métaphysique qu’il désigne d’ailleurs, pour cela, comme étant « intégrale » [5] -, considère que l’origine de l’ombre se trouve au sein même de la Divinité en laquelle existe une part ténébreuse qui est une composante intrinsèque de sa nature. En ce sens, le « Principe » est constitué de « l’Être » et du « Non-Être », ou encore du Bien et du Mal, il est travaillé par une dialectique interne représentant le fond obscur du divin, et il s’agit bien, en cette vérité, du trésor doctrinal, du « mystère » par excellence de « l’Église intérieure », mystère le plus sublime puisque portant sur la nature essentielle du Principe, mystère qui est celui dévoilant ce qu’est en sa vérité l’Absolu, ainsi que nous le dit Jacob Boehme :
« Le Néant a faim du Quelque Chose, et la faim est le désir, sous la forme du premier Verbum Fiat, ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit, et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres ; c’est l’éternelle origine des ténèbres…[6] »
– « La détermination au négatif, est inscrite depuis toujours dans l’être » –
Il importe donc, ayant perçu cette origine, d’abandonner tout but positif extérieur rendu irréalisable, non pas parce que cette époque serait celle de la « dissolution générale », mais parce qu’il est nécessaire de comprendre que la détermination au négatif est inscrite, depuis toujours, dans l'Être, qu’elle réside et demeure de façon intangible dans le « Tout », c’est-à-dire la totalité de « l’exister » même, et il qu’il n'y a en conséquence eu de réalité en ce monde, avant même le début des temps, de façon permanente, que déterminée et soumise, c'est-à-dire reliée à une cause qui est une déchirure, liée à une rupture fondatrice, à une scission qui se trouve dans l’essence même de l’Être ; une réalité dépendante d’un manque qui est une perte tragique survenue, au commencement, à l’intérieur de « l’Unité » première, situation absolument terrible que Maistre résume en une phrase :
« Ce monde est une milice, un combat éternel. » [7]
– « L’ascèse héroïque » –
À cet égard, « L’apolitia » est donc la règle pour l’esprit conscient et éveillé, non pas uniquement pour notre « période de dissolution », mais en tant qu’attitude constante de présence au monde et discipline de vie.
« Telle est la loi spirituelle, l'ascèse héroïque et la voie ontologique, des solitaires souhaitant accéder aux cimes des monts élevés, là où règne …
… dans la solitude et le silence, l'éternelle "Lumière". »
Il faut comprendre que, de tout temps, la nature de l’homme et des sociétés qu’il édifie, est inexorablement condamnée à se rapporter à une détermination à quoi réfère la fracture fondatrice : inhérente à l'une, référent à l'autre ; rien de plus, et rien qui puisse aller au-delà, c’est une limite indépassable au niveau existentiel, ceci quelles que soient les périodes de l’Histoire. C'est beaucoup et c'est peu ; c'est beaucoup car il en va de l'exister même, c'est peu car en fait il n'y a pas de véritable indépendance dans l'être par rapport à des déterminations qui ont leur cause dans une tragédie antérieure. Or, un être dépendant d’une cause adventice qui le précède dans sa substance, n'est rien, il est finalement sans être puisque son être « est » de n'être point autre chose que ce que la détermination a fait de lui. Il n’est rien de lui-même, puisque tout ce qui le fait être n'est rien de lui, provient d’une situation antécédente. Il en résulte que, malgré tous les vains efforts, la fracture ne sera jamais refermée, le fossé jamais comblé, car rien en nous n'est de nous et vient de nous, mais relève d’une cause antérieure, et d’une cause présentant une rupture « originelle », un surgissement dialectique au sein de « l’Unité », par lequel, selon Maistre le « mal » s’est introduit dans l’Univers et « a tout souillé » [8], ou, plus profondément encore selon Boehme, en raison du fait que « l’éternelle origine des ténèbres… [9] », engagée dans un mouvement de génération infinie passant par des anéantissements et des renaissances éternels, accomplie sa « révélation » suressentielle.
Ceci explique pourquoi chaque être, chaque système, est incapable, à lui seul, d'aller au bout de l'Être. Tout est freiné, bloqué, contraint, par un manque constitutif d'être qui est inscrit à l’intérieur de toute réalité vivante, car initialement situé au sein de l’Être, dans la substance du « Principe ». L'unique forme du possible pour chacun, le seul devoir, la règle disciplinaire, est donc d’affronter le non-sens, le sens sans nom, l'absence de nom d’un réel absent de lui-même, de se confronter, par une approche métaphysique, ou plus précisément « d’ontologie négative », au « Néant ».
Éternellement, à l'oubli de l'Être répond, très exactement, fait écho directement, le « nihil », la non-existence innommable d’un commencement qui, depuis toujours et pour toujours, est déjà un futur :
« La « voie négative » (via negationis) est, essentiellement, un futurisme ontologique. »
Grenoble, le 1 XII 2016.
« La chouette de Minerve prend son envol au crépuscule. »
(Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1818).
A lire, sur le site de l'auteur :
Julius Evola et la voie héroïque du
Doctrine de l'Éveil et métaphysique de la non-substance
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Notes
[1] J. de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, (1809).
[2] M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Aubier, 1957, p. 184.
[3] Origène, dont Maistre fut le premier à faire remarquer que « l’opinion d’Origène […] est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. » (Mélanges B, p. 302), considérait que la création était une descente, une « dégradation ». Il écrit : « … sont descendues de haut en bas non seulement les âmes qui l'ont mérité par leurs mouvements divers, mais encore celles qui pour servir ce monde ont été menées, bien que ne le voulant pas, de ces réalités-là, supérieures et invisibles, à ces réalités-ci, inférieures et visibles. À la vanité en effet la création est soumise, sans qu'elle le veuille, mais à cause de celui qui l'a soumise, dans l'espoir, afin que le soleil, la lune, les étoiles et les anges de Dieu accomplissent leur ministère envers le monde : pour ces âmes qui, à cause des trop grandes défaillances de leurs intelligences, eurent besoin de ces corps plus épais et plus solides, et en vue de ceux à qui cela était nécessaire, ce monde visible a été institué. À cause de cela, par la signification de ce mot katabolè (καταβολή) est indiquée la descente de tous du haut en bas. » (Origène, Traité des Principes, Livre III, 8e traité, III, 5-6).
[4] J. Evola, Le chemin du Cinabre, Éditions Arché-Arktos, 1983, p. 197. Evola rajoute plus loin : « …je reviens sans équivoque sur le détachement de toute finalité pratique. Il n’existe plus rien, dans le domaine politique et social, qui mérite vraiment un total dévouement et un engagement profond. L’apolitia doit être la règle de l’homme différencié. » (Ibid., p. 201).
[5] En plaçant la « Possibilité » au-dessus de l’Être, Guénon élabore une métaphysique non-dualiste de l’au-delà de l’Être, en accordant « l’infinité » à la seule « Possibilité » : « la Possibilité est en réalité identique à l’Infini.» (R. Guénon, Les états multiples de l’être, Véga, 1980, p. 31). L'Être n'est donc pas infini, puisqu'il ne coïncide pas avec la Possibilité totale, le véritable Infini, c'est la Possibilité universelle qui contient à la fois l'Être et le Non-Être. L’Être et le Non-Être sont donc les deux faces, les deux « aspects » de la « Possibilité universelle » qui, en elle-même, représente la « totalité » absolue. Lire à ce sujet :
- « La Métaphysique de René Guénon », Le mercure Dauphinois, 2005, IIIème Part. « Le Non-Être » : ch. I – « Le nécessaire dépassement de l’ontologie » ; ch. II- « Approche du Non-Être » ; ch. IV – « L'insaisissable mystère originel ».
- « Le Mystère de l’Église intérieure », La Pierre Philosophale, 2016, Appendice III : « Dualisme médiéval et « non-dualisme » métaphysique ».
[6] J. Boehme, Mysterium Magnum, III, 5.
[7] J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, IXe Entretien (1821).
[8] Formulation saisissante de Joseph de Maistre : « Il n'y a que violence dans l'Univers; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui nous a dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n'est à sa place. La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l'harmonie. ‘‘Tous les êtres gémissent’’ (Rom., VIII, 18) et tendent avec effort et douleur vers un autre ordre de choses. » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, op.cit.).
[9] J. Boehme, Mysterium Magnum, III, 5.
Crédit photo @Nicolas Auproux
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