11/10/2019
MÉTAPHYSIQUE DU BRUITISME FUTURISTE – De la phénoménologie du son au « dévoilement de la vérité » (1/5)
Extraits de : « LA CONTINUITÉ D'UNE VOIE : DU FUTURISME A LA TRADITION », entretien avec Jean-Marc Vivenza, par Le Baron et Diaphane Polaris, Rébellion, n°78, janvier-février 2017 (1ère partie)
« […] et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !... Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires […] »
(F.T. Marinetti, Le Manifeste du Futurisme, Le Figaro, Paris, 20 février 1909)
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ENREGISTREMENT INÉDIT DE JEAN-MARC VIVENZA
Portant sur « L’Art des bruits » :
« Notre Nuit est notre Soleil »
(F.T. Marinetti, Mafarka le futuriste, 1909)
« La voie qui caractérise l’esprit du futurisme est inscrite dans cette capacité à faire luire la lumière en plein cœur de la nuit. Depuis les origines, nous sommes dans la nuit d’une provenance et d’un destin, et de ce fait, la tragédie de notre présence au monde est inscrite à la source même de nos vies. »
(Jean-Marc Vivenza, « L’Art des Bruits », Inter : art actuel, n°76, 2000, pp. 47-51)
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RÉBELLION : Nombre de vos lecteurs vous connaissent de par vos œuvres, fortement inspirées par la branche sonore du mouvement futuriste, ainsi que pour votre implication au sein de la mouvance musicale « bruitiste-industrielle » au début des années 80. La suite de votre cheminement peut, pour certains, susciter la surprise voire l'interrogation, s'illustrant par un « revirement de pôle » sur le plan des paysages mentaux en basculant paradoxalement, d'une ébullition techniciste avant-gardiste via les supports sonores, à un intérêt pour les ordres hermétiques et la mystique qui en découle. En bref, constateriez-vous la présence d'un vortex métaphysique entre « Futurisme » et « Tradition » ?
Jean-Marc VIVENZA : « L’aspect techniciste-industriel, qui caractérise la forme de mon intervention sonore-bruitiste de la période allant, globalement, de 1976 à 1994, avec son esthétique spécifique (univers mécanique, industries, usines, forges, sidérurgies, etc.), se fondait sur une revendication de l’héritage théorique du Futurisme, et en particulier sur les thèses de Luigi Russolo (1885-1947), publiées en tant que « Manifeste de l’Art des bruits » (1913), texte dans lequel était proposée une invitation à la mise en œuvre d’une phénoménologie concrète du son qui aurait dorénavant à porter son attention sur les bruits réels de la vie générés par le mode de production techno-industriel.
Cette conception artistique « futuriste-bruitiste », visiblement fascinée par l’aspect « matériel » du monde de la techno-industrie, n’en recélait pas moins un soubassement « traditionnel », bien qu’exprimé de façon paradoxale.
Il convient en effet de se rappeler, que la volonté de dépassement qui spécifie le mouvement futuriste dès sa création en 1909 [1], afin d’entrer en contact avec « l’être de la réalité » et que traduisirent les artistes regroupés autour de Marinetti (1876-1944), comme Giacomo Balla (1871-1958) ou Umberto Boccioni (1882-1916), correspond à ce que la tradition gnostique nomme le dévoilement de la « vérité » (aletheia), un dévoilement non conceptuel, direct, dévoilement de l’étant (Entbergung des Seienden) qui, en s'avançant vers l’Absolu « inconnu », caché, ineffable, tente une jonction impossible avec la « force » dynamique « naturaliter ignotus », ne pouvant être l'objet d'aucune représentation, dont la connaissance n’est ainsi envisageable que dans une furie « iconoclaste ».
« […] Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente […] »
(F.T. Marinetti, Le Manifeste du Futurisme, Le Figaro, Paris, 20 février 1909)
Sur ce point, les études qui ont été faites sur le mouvement Futuriste, démontrent son caractère profondément ésotérique : « Il est évident désormais, affirme ainsi Massimo Cacciari, que la modernolâtrie (du futurisme) ne repose pas sur un fétichisme de la machine, et que la religion de la vitesse ne peut être qualifiée de progressisme positiviste [...]. La poétique et la vision futuriste du monde plongent leurs racines dans une forme gnostique de religiosité. Le futurisme, bien avant les autres mouvements artistiques contemporains, et d'une façon plus radicale, révèle ou entend révéler une dimension "ésotérique" à tendance résolument gnostique [...]. L'axe de l'inspiration futuriste est gnose : une forme de gnose parfaitement interprétable dans un milieu traditionnel. Et loin de présenter un refus systématique de toute forme de tradition, le futurisme constitue l'un des courants les plus révélateurs du grand mouvement souterrain de la tradition gnostique occidentale [2].»
Il est donc relativement évident que le processus créateur du Futurisme obéissait à une perspective métaphysique précise, dont les formes de l'abstraction géométrique, de l'art mécanique, de l'aéropeinture ou de l’art des bruits, représentèrent l'accomplissement concret : « Le gnosticisme a toujours considéré le ciel étoilé comme une armée d'oppresseurs, comme les barreaux de la prison où l'âme est enfermée. Pour dépasser ces limites, l'âme doit apprendre à voler, elle doit avoir des ailes (c'est le "Nous voulons des ailes !" de Marinetti), elle doit devenir un ange. Le thème de l'envol, loin des contraintes spatio-temporelles du monde visible, est primordial dans l'imagination gnostique. Il est parfaitement représenté par le symbole futuriste de l'aéroplane et par la conquête des étoiles de Marinetti. L'aéropoésie de Marinetti ne glorifie pas la vitesse pour elle-même, mais en ce qu'elle permet aux "autres" de dépasser les limites du firmament, du coelum stellatum où habitent des archontes démoniaques et des entités inférieures[3] . »
Langage de dissolution, de rupture radicale, de « désolidarisation », mais aussi d’appréhension directe des éléments de la matière en leur puissance tellurique brutale, la perspective est clairement celle d’un dépassement des contraintes immédiates dans lesquelles sont réduites les formes existentielles, en ayant en vue l'authentique transfiguration libératrice.
Tel est le sens de l'art futuriste, faisant que le vortex métaphysique entre « Futurisme » et « Tradition » apparaît en conséquence plus qu’évident [4].
On comprend donc beaucoup mieux, en intégrant cette analyse et ces notions – bien que l’on puisse encore développer longuement sur les différents aspects spirituels du Futurisme en évoquant, en particulier, la tendance florentine du mouvement représentée par Giovanni Papini (1881-1956), penseur fasciné par les doctrines mystiques d’Orient et d’Occident avec lequel Julius Evola (1898-1974) entra en contact dans ses premières années [5] -, pourquoi Russolo évolua, à partir de 1933, vers un intérêt croissant à l’égard de l’ésotérisme, se liant avec le théosophe et magnétiseur Guido Torre (1891-1967) [6], s’éloignant de Paris en abandonnant son activité artistique pour vivre à Tarragone, en Espagne, auprès de celui qui lui permettait d’approfondir ses connaissances dans les domaines de l’occulte ; un Luigi Russolo, qui écrivait dans son journal, à la date du 17 février 1936 : « En face de l'art, la prédominance de la matière est abolie, nous essayons de nous rapprocher de notre essence véritable et ultime, l'esprit », et qui poursuivra sa recherche spirituelle jusqu’à la fin de sa vie, rédigeant deux ouvrages témoignant de ses préoccupation métapsychiques : « Al di là della materia » (Au-delà de la matière), publié en 1938, et « Dialoghi tra l'io e l'Anima » (Dialogues entre moi et l’âme) traité philosophique inédit.
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Notes
[1] Les termes du « Manifeste Futuriste », sont à lire avec attention : « Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !... Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires […] Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques. […] Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant […] Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente […] Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l'horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste […] Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles ! » (F.T. Marinetti, Le Manifeste du Futurisme, Le Figaro, Paris, 20 février 1909).
[2] M. Cacciani, Futurisme & Futurismes, Ed. Le Chemin vert, 1986, p. 151. Pour asseoir son propos, Cacciari fait remarquer que le futurisme représente un moment tout à fait spécifique, où la religiosité gnostique, en liaison secrète et invisible avec la Tradition, émerge avec une force et une énergie exacerbée : « Les textes fondateurs du mouvement le montrent clairement, "Face à l'armée des étoiles ennemies" (Premier manifeste, 1909) se dressent gonflés d'orgueil, les jeunes lions de la solitude. Ce sont des étrangers, des "autres", des "hors-venus", dont la patrie est au-delà du cosmos visible, du kosmos des étoiles et de leurs archontes. Les âmes des "étrangers" sur la terre forment un genos, une race voisine de l'essence divine invisible. C'est la race des "fermes" ou des "immuables" : c'est-à-dire des "inébranlables". La signification religieuse de ce récit veut être précisément celle des grandes mythologies gnostiques : la vision d'une humanité assoiffée d'une vérité absolue. Dès leurs premiers manifestes, les futuristes se présentent comme des esprits étrangers, allogènes, des êtres d'une autre race, que les forces de l'univers ne peuvent dompter. Les étoiles et la lune sont les gardiens de la Nécessité : ils gouvernent les lois du temps et de l'espace, selon le principe inexorable de la causalité. C'est pourquoi la lune doit être détruite. Avec justesse Cacciari note : le thème de l'obscurcissement de toute lumière dans l'univers déjà présent dans nombre d'œuvres du début du siècle (par exemple la Victoire sur le soleil de Malevitch) trouve ici son explication la plus convaincante. » (Op. cit., p. 151.)
[3] Ibid.
[4] On notera, de par ce qui vient d'être dit, l'origine quasi secrète de l'art moderne, qui se singularisera dans sa volonté de rejeter toute figuration limitée et réductrice, pour mieux laisser apparaître, dans l'absence de forme, l'essence invisible du « Dieu caché » : « Ce Dieu, qui ne peut être représenté dans le monde sensible, ne sera "signifié" que par un acte de séparation, de désolidarisation vis-à-vis du cosmos. (...) L'origine gnostique de la religion futuriste est évidente, de même que ses rapports avec la Tradition. L'hybris futuriste d'une novitas (nouveauté) radicale constitue l'élément le plus traditionnel du mouvement !» (M. Cacciani, op.cit.)
[5] Fondateur avec Ardengo Soffici (1879-1964) de la revue Lacerba, dont on sait le rôle de ferment critique et analytique qu'elle eut à l'intérieur du mouvement marinettien de l'Art-Vie-Action, Giovanni Papini marqua surtout le jeune Evola par la collection d'opuscules qu'il publia sous le nom évocateur de « Culture de l'Âme ». Dans ces brochures Papini porta à la connaissance de ses lecteurs des auteurs peu diffusés, des textes inconnus relevant tant de la mystique rhénane, que du Bardo-Thödol, du Tao-te-king ou des Védas. Evola précise ainsi : « Papini fit connaître à un public de jeunes une série d'écrits anciens et modernes particulièrement significatifs, nous indiquant, et les mots ont ici leur importance, des voies à suivre plus tard » rajoutant : « le Papini de la première période avait fait connaître, à nous les jeunes, entre autres choses, des figures de mystiques comme maître Eckhart, et des écrits de sagesse qui auraient entraîné vers des horizons bien différents dans le cas d'un dépassement véritable, dans un sens traditionnel, de l'individualisme intellectualiste et anarchiste. » (J. Evola, Le Chemin du Cinabre, Ed. Arché/Arktos, 1983, p. 10).
Giovanni Papini (1881-1956) et Ardengo Soffici (1879-1964)
[6] De son nom complet Guido Tore Gherson, fut, pendant un temps - entre 1928 et 1936 -, l’agent cinématographique et théâtral à Paris de l’écrivain, poète, dramaturge et romancier Luigi Pirandello (1867-1936) qui s’intéressa également aux sciences occultes, et c’est ce même Guido Tore qui, très probablement, d’après les dernières archives mises à jour au sein du « Musée Bibliothèque Luigi Pirandello» d’Agrigente (Sicile), initia Luigi Russolo au magnétisme. (Cf. Luciano Chessa, Luigi Russolo, Futurist : Noise, Visual Arts, and the Occult, University of California Press, 2012, p. 262).
Rébellion, n°78, janvier-février 2017
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