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11/10/2019

LE « MYSTÈRE DE L’ÉGLISE INTÉRIEURE » : une initiation dans la Nuit de l’Inconnaissance (4/5)

Extraits de : « La continuité d’une voie : du futurisme à la tradition », entretien avec Jean-Marc Vivenza, par Le Baron et Diaphane Polaris, Rébellion, n°78, janvier-février 2017 (4ème partie)

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« Le mystère de l’Église intérieure »

ou la « naissance » de Dieu dans l’âme

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Rébellion questionne l’auteur du « Mystère de l’Église intérieure » [1], arpentant les vertigineux territoires de l’ontologie négative à travers les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin et du courant illuministe, dévoilant ainsi des parallèles qui nous conduisent, secrètement, de saint Augustin à Heidegger.

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Jean-Marc Vivenza : La spécificité, ou singularité de cette « voie occidentale » dont traite « Le mystère de l’église intérieure » - « voie » qui presque toujours a été combattue par l’institution ecclésiale -, c’est son approche par la « négation » de la vérité ontologique. Ainsi de saint Augustin (354-430) et les Soliloques (Soliloquia) qui lui furent attribués - ouvrage dans lequel se trouvent des propositions sur le néant et le rien (nihil), d’une radicalité qui amplifiait jusqu’à l’extrême les notions de corruption et de néantisation, en établissant une opposition absolue entre l’Être et le non-être en parlant de « substances irréductiblement antagonistes » [2] -, en passant par Denys l’Aréopagite (n.d.), Maître Eckhart (1260-1328), saint Jean de la Croix (1542-1591), Jacob Boehme (1575-1624), et bien d’autres encore dont Jean de Ruysbroek (1293-1381) Jean Tauler (v.1300-1361) ou encore Henri Suso (1295-1366), nous nous trouvons en présence d’une démarche qui, préférant la distance d’avec les lois du monde et ses structures religieuses visibles, ainsi que l’éloignement de la croyance que se forgent les foules de la transcendance, tente de s’avancer vers les mystères cachés en privilégiant un approfondissement intérieur selon une ascèse décrite, en particulier dans la mystique espagnole, comme étant une « nuit de l’esprit », ou « nuit obscure de l’âme », temps d’apparente désolation spirituelle dans l'expérience, mais qui se révèle être une transformation entière et souveraine de la créature.

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                                         « Que l'âme qui se plonge en ce profond abîme,                                                                                Connait bien le néant des choses d'ici-bas … »                                                           (s. Jean de la Croix, Canciones I., 5, trad. Dosithée de Saint-Alexis, 1727, vol. I, p. 573.)

 

Le propre de la tradition occidentale qui ne se distingue pourtant en rien sur la finalité du cheminement spirituel d’avec les voies orientales – mais qui, évidemment, s’exprime en climat chrétien, et donc emprunte son vocabulaire théorique au patrimoine littéraire de la religion - qu’on le déplore ou que l’on s’en félicite -, qui s’imposa en Europe sous l’Empire romain [3], bien que cela soit de peu d’importance finalement au niveau ultime – participe de la perspective métaphysique qui dépasse, et de très loin, les formes et les cadres étroits avec lesquels sont médiatisés les rapports avec l’Invisible, puisque son but est d’entrer, par et dans le « non-être », en une négativité paradoxale qui nous révèle que la nuit est en réalité lumière à l’égard du monde, et qu’en elle s’effectue la génération transcendante, en un mode silencieux d’anéantissement, où la dimension, impensable, de « l’au-delà de l’Être et du non-être », aboutit au « Rien suressentiel » qui est l’unique et véritable « vie éternelle » [4].

 

– « L’Absolu ne peut être caractérisé que par le Rien. » –

 

C’est de cette « vie éternelle » dont Maître Eckhart nous parle en la désignant comme la « Déité » située au-delà de Dieu même [5], le « Néant » appréhendé en tant que négation de la négation, expression de l’universel dépassement de la contingence, s’appliquant au mode dépourvu de mode qui spécifie le divin, en lequel il ne subsiste plus ni temps ni lieu, ni sujet ni objet, ni nom, ni identité, où seule l’âme, « qui ne cherche pas, qui demeure dans son être, saisi dans la lumière qui ne brille pas [6] », séjournant au sein du vide originel, non-différent du Néant et anéanti en lui, pur rien qui est « vraie lumière » dans la nuit du non-savoir, abandonnée totalement entre les mains de la divine inconnaissance et unie essentiellement à l’éternité indicible : « Tu dois l'aimer en tant qu'il est un non-Dieu, un non-Intellect, une non-Personne, une Non-Image. Plus encore en tant qu'il est un ‘‘Un’’ pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du quelque chose (iht) au néant (niht) [7].»

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«  "Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien" Je ne saurai voir ce qui est Un. Il ne vit rien, c’était Dieu. Dieu est un néant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi néant. Ce qui est Dieu, il l’est pleinement. »

(Sermon 71, in Maître Eckhart, Sermons LXI à XC, Albin Michel, 2000, p. 95).

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Ainsi l’Absolu ne peut donc être caractérisé que par le « Rien », un Rien infini car n’étant limité par rien et ne laissant rien en dehors de lui. Ainsi, ce qui est fort original, et souvent l’occasion ne multiples confusions, la particularité de l’idée d’Absolu impose qu’elle ne puisse être exprimée que par des termes de formes négatives, et ceci dans la mesure où le langage, ainsi que toutes les affirmations positives, est forcément impuissant et inexact. L’Absolu étant insaisissable, indéfinissable, hors de portée des formulations et concepts, seul l’usage de la négation, exercée sur la détermination et la limitation qui nous enserrent de toutes parts, peut rendre perceptible, toute proportion gardée bien évidemment, la dimension authentique de « l’Absolu ». La première de nos affirmations fondamentales, qu’il convient donc de toujours nous remémorer, est qu’il est parfaitement illusoire de croire que l’on obtiendra une image adéquate de l'infinité dans l'ordre de la manifestation. Dans notre état humain limité, marqué par l’illusion et l’inversion des vérités, il ne nous est pas possible de nous former intérieurement une image adéquate de la Réalité absolue.

 

L’initiation, ouverture participative vers « l’essence incréée »

 

La possibilité d’une ouverture immédiate, dès ici-bas, en direction de « l’Essence Incréée », ouverture participative et transformatrice en mode d’anéantissement, doit donc intervenir dans le cadre d’une « voie » initiatique, apte à délivrer l’esprit des pièges dans lesquels il se trouve enfermé, expliquant pourquoi ont été constituées, au cours des siècles, différentes structures, à la marge ou en rupture de l’Église, dont la vocation fut, tout à la fois, de préserver certains enseignements doctrinaux, et d’en permettre la mise en pratique concrète, au sein d’itinéraires (symboliques, métaphysiques, religieux, communautaires ou solitaires, monastiques ou individuels, de nature mystique et illuministe), conduisant à la contemplation des vérités essentielles.

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Ces structures, plus ou moins organisées, des béguinages aux « Frères du libre Esprit » dont on sait l’influence sur la mystique rhénane, en passant par les mouvements d’importance, d’expansion et d’influence inégales, comme les cathares, bogomiles, vaudois,  pauliciens, l'assemblée des chrétiens apostoliques, les iconoclastes, les anabaptistes, puritains, quakers, les fidèles de l’église de la nouvelle Jérusalem, alumbrados espagnols, guérinets français, etc., mais aussi, avant eux, ou parallèlement à eux, les templiers, franciscains, capucins, carmes, malgré bien des différences et parfois de nettes oppositions théologiques, sans oublier les Frères de la Rose-Croix et les kabbalistes chrétiens, serviront de véhicule à la pensée de l’Absolu passant par « l’anéantissement actif » ou spiritualité de l’abstraction, aboutissant à la constitution des courants, comme le piétisme, le quiétisme [8], ou encore le jansénisme, qui vont déboucher, au XVIIIème siècle, sur l’illuminisme, dont les principaux représentants, furent Valentin Weigel (1533-1588), Emanuel Swedenborg (1688-1772), Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), Martinès de Pasqually (+1774), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), Mathias Claudius (1740-1815), Jung-Stilling (1740-1817), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826), Frédéric-Rodolphe Saltzmann  (1749-1821), Johann Friedrich Kleuker (1749-1821), Karl von Eckartshausen (1752-1803), Franz von Baader (1765-1841) et Justinus Kerner (1786-1862).


Karl von Eckartshausen et l'église intérieure,  extrait tiré du site http://www.baglis.tv d'une table ronde intitulée "La pensée de Louis-Claude de Saint-Martin" réunissant Jean-Marc Vivenza, Dominique Clairembaut et Michel
Cazenave

 

L’idée de ces théosophes, issus du courant illuministe, relève d’une intuition principale : l’origine des choses, le principe en son essence, n’est pas une réalité positive mais négative, de ce fait l’enseignement ésotérique considère qu’une « tradition » a été conservée, et qu’il est possible de la retrouver soit par l’effet d’une « illumination intérieure », soit grâce à des transmissions cérémonielles et rituelles. Par ailleurs, leur conviction commune, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette conception qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus sensible et subtile, de vérités que l’Eglise imposait par autorité, voire qu’elle avait tout simplement oubliées [9]. C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz, en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mys­tères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complé­ment de la science [10].»

La voie initiatique occidentale issue de l’illuminisme mystique, participe donc d’une tradition, se revendiquant de la « Discipline de l’Arcane » [11], où sont perceptibles les fondements d’une métaphysique relativement originale - qui n’a rien à envier aux affirmations les plus avancées des penseurs indiens de la vacuité ontologique ou du non-dualisme radical, tels Nâgârjuna (IIIème s.) et Shankara (VIIIème s.) -, et dont la mise en œuvre demeure l’unique possibilité d’accéder en Europe à la connaissance de ce « Néant éternel » qui s’éprouve originellement dans un « désir », une faim de quelque chose, une aspiration à un autre que lui-même que manifeste sa volonté, son «Fiat », désir qui constitue un mouvement intensément dialectique, une action au sein de l’immobilité infinie, faisant passer la Divinité du déterminé à l’indéterminé, produisant en elle de l’obscurité et de l’ombre et qui, pourtant, ne sont point totalement ténébreuses et obscures car ce désir, cette soif, sont emplies d’une lumière quoique « en négatif », et bien que demeurant, pour l’entendement immédiat et la vision superficielle qui en restent à une vision première, une pure et totale nuit ontologique relevant du « Soleil noir » de l’esprit [12].

 

« L’Église intérieure nous invite à arpenter les vertigineux territoires de l’ontologie négative »  

 

Ce à quoi nous invite les pages du « Mystère de l’Église intérieure »,  c’est donc bien d’arpenter les vertigineux territoires de l’ontologie négative, en se fondant sur les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, éminent représentant du courant illuministe, de sorte que face à la radicale transcendance du Principe, l'esprit soit saisi par un immense vertige, un trouble réel vis-à-vis de cet inconnu inaccessible, une soudaine incapacité de pouvoir franchir les limites de ses possibilités conceptuelles, incapacité ressentie comme une concrète perception de la nature sans nature-propre de l'Abîme du Non-être.

Cette perte bienheureuse de l'illusoire maîtrise du savoir sur l'Absolu nous conduit par la voie étroite de la nuit et du silence, et nous achemine, lentement, vers les lointains rivages, par les sentiers escarpés de la haute montagne, par le profond désert, en nous éloignant des domaines humains limités où doivent être abandonnés, à jamais, les pauvres outils du chercheur aveugle.

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Dans la nuit où nous avons été plongés, il importe ainsi que nous fassions surgir, en nous, au cœur de nos ténèbres, la « Lumière incréée » par le pouvoir transformant de l'œuvre négatrice …

 

… et alors pourra se dévoiler, secrètement et invisiblement, le « Grand Mystère », le Mysterium Magnum, nous portant au seuil du Suressentiel, là où se fait sentir le souffle de sa Sagesse qui nous accorde d'évoquer « au milieu des ruines », non sans une tremblante réserve et rigoureuse prudence, le « Néant éternel », l'Esprit non-manifesté.

 

A lire

sur le site de l'auteur : 

Le cœur métaphysique et ontologique de la doctrine saint-martiniste

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Notes

[1] Le Mystère de l’Église intérieure, La Pierre Philosophale, 2016.

[2] Notons que les Soliloques (Soliloquia), ouvrage largement diffusé jusqu’au XIXème sous la signature de saint Augustin, eurent une influence déterminante sur Jean de Lugio et Bartholomé de Carcassonne qui, à la fin du XIIème siècle, seront à l’origine du courant dualiste qui se répandit en Europe, notamment en Italie et le sud de la France. Ainsi dans son célèbre « Liber de duobus principiis », Jean de Lugio soutient : « Les Ténèbres n’ont point été créées directement par Dieu, mais indirectement et à partir d’une réalité préexistante, celle du mauvais principes », ce qui est exactement la pensée du pseudo Augustin : « Le Verbe est la Lumière et la Vie en quoi ne sont pas les Ténèbres, l’Erreur, la Vanité et la Mort : Verbum in quo non sunt Tenebrae, Error, Vanitas neque Mors [….] Lux, sine qua Tenebrae ; via, sine qua error ; veritas, sine qua vanitas ; vita, sine qua mors. » (Sol. Apoc., IV).

[3] Concernant le triomphe du christianisme en Europe - bien que cette question ne soit point directement notre sujet dans la mesure où ce que décida l’Histoire en ce domaine est un fait objectif incontestable, qui n’a plus à être un objet de débat car il est inutile de s’opposer au destin historial des civilisations et aux « déterminations » qui s’imposent à elles -, les causes peuvent se résumer en quelques lignes significatives. Les cultes, animés de la même tendance à l’oubli de l’Être, avaient en réalité, avec la nouvelle religion de nombreux traits identiques : la monolâtrie qu'ils proclamaient, le souci de l'ascèse morale et spirituelle, faisant que quel que soit le degré d'élévation de tous les cultes païens, ils répondaient tous aux mêmes besoins par les identiques moyens. Fondés sur les notions de mort et de résurrection, de naissance nouvelle et de filiation divine, d'illumination et de rédemption, de divinisation et d'immortalité personnelles, ils prétendaient assurer aux fidèles le contact direct ave la divinité, et l'espoir d'une survie bienheureuse. Ils témoignaient en outre, par le biais d'une dévotion souvent dirigée sur un seul dieu, d'une aspiration au monothéisme très prononcée. A l'intérieur de chaque « secte », le dieu sauveur était ainsi conçu comme supérieur à toutes les autres divinités et tendait à les éclipser. Mais il y a plus, les analogies de fond et de forme qui existaient entre tous les cultes conduisirent à penser que sous les noms d'Attis, de Mithra, etc., le même « Dieu » se manifestait, qu'on le considère comme le « Dieu véritable », ou comme un simple intermédiaire important peu. Ceci explique pourquoi les tentatives d'Héliogabale (203-222) d’imposer un « dieu unique » - « Il fit construire et consacra à Héliogabale un temple sur le mont Palatin auprès du palais impérial ; il y fit transporter tous les objets de la vénération des Romains : la statue de Junon, le feu de Vesta, le Palladium et les boucliers sacrés. [...] Il disait en outre que les religions des Juifs et des Samaritains, ainsi que le culte du Christ, seraient transportés en ce lieu, pour que les mystères de toutes les croyances fussent réunis dans le sacerdoce d’Héliogabale » (cf. Aelius Lampridius, Histoire Auguste ; Vie d’Antonin Héliogabale) -, recevront de fait, leur consécration officielle grâce à Aurélien (270-275), qui sut habilement réaliser le syncrétisme devenu inévitable. D'ailleurs, il choisit pour divinité suprême Sol Invictus, dans lequel les fidèles des diverses sectes pouvaient reconnaître aussi bien Baals, qu'Attis, Osiris, Bacchus, Mithra et le Christ. En fait, l'Empire été prêt à accueillir le christianisme comme les autres religions, cela est si vrai, que c'est au nom même du syncrétisme et de l'intérêt de l'État que fut proclamée, en 313, l'égalité de la religion chrétienne avec la religion officielle par le rescrit de Licinius : « Nous avons cru, est-il dit, devoir donner le premier rang en ce qui concerne le culte de la divinité, en accordant aux chrétiens comme à tous, la libre faculté de suivre la religion qu'ils voudraient, afin que tout ce qu'il y a de divinité au ciel pût nous être favorable et propice, à nous et à tous ceux, qui sont sous notre autorité» (cf. P. Grimal, La civilisation romaine, Arthaud, 1960), ceci, avant que le 27 février 380, « l'édit de Thessalonique » ne soit décrété par Théodose Ier (347-395), faisant du christianisme la religion officielle de l'Empire. Le testament religieux du paganisme gréco-romain finissant, n'était donc pas étranger au christianisme naissant, et les Pères de l'Eglise ne s'y sont pas trompés, qui ont vu en lui l'une des voies préparatoires que Dieu proposa aux hommes pour découvrir son visage. La religion même des païens, pour Blaise Pascal (1623-1662), et il pense à certains païens dont Épictète (55-135) en particulier  – ont « connu Dieu », lui donnant de dire, à la suite de saint Augustin : « quod curiositate cognoverunt » [Sermon 141, 2].

[4] J. Boehme, De Signatura rerum (1622), II. 14.

[5] « ... si élevé au-dessus de tout mode et de toutes puissances est cet unique Un, que jamais puissance ni mode, ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder. En bonne vérité et aussi vrai que Dieu vit ! Dieu lui-même n'y regardera jamais, ne fut-ce qu'un clin d'œil, et il n'y a encore jamais regardé, dans la mesure où II agit selon le mode et la propriété de ses Personnes. Il faut bien remarquer cela, car cet unique Un n'a ni mode ni propriété. C'est pourquoi, si Dieu veut jamais y jeter un regard, cela lui coûtera nécessairement tous ses noms divins et ses propriétés personnelles. Il lui faudra tout laisser à l'extérieur, s'il veut jamais regarder à l'intérieur. Mais c'est en tant qu'II est un ‘‘Un’’ simple, sans mode ni propriété, là où II n 'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et cependant en tant qu'il est un quelque chose qui n'est ni ceci, ni cela, oui, voyez ! ce n'est qu'autant qu'il est un et simple qu'il pénètre dans cet Un, que j'appelle un ‘‘château fort dans l'âme’’ ; et il n'y peut entrer d'aucune autre manière ; ce n'est qu'ainsi qu'il y pénètre et s'y installe. » (Maître Eckhart, Predigt 2, trad. A. de Libéra, Maître Eckhart, Traités et sermons (GF, 703), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 236).

[6] On retrouve la formulation de ce mode dans le célèbre Sermon 71, où Eckhart relate la conversion de Paul sur le chemin de Damas : «  "Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il ne vit rien" Je ne saurai voir ce qui est Un. Il ne vit rien, c’était Dieu. Dieu est un néant et Dieu est un quelque chose. Ce qui est quelque chose, cela est aussi néant. Ce qui est Dieu, il l’est pleinement. » (Sermon 71, in Maître Eckhart, Sermons LXI à XC, Albin Michel, 2000, p. 95).

[7] Thierry de Freiberg, De ente et essentia, II, 2, 2

[8] Maître Eckhart, Predigt 83, op.cit., p. 154.

[9] Ce courant spirituel à l’origine duquel se trouve Miguel de Molinos (1628-1696), prêtre espagnol, qui se signala par une direction spirituelle dans laquelle on privilégiait fortement la « quiétude », c’est-à-dire le total repos de l'âme en Dieu, l'oraison passive, l’abandon et la remise complète de l'esprit dans la « nuit obscure » de la foi, eut une influence significative, et trouva un écho auprès des théosophes, qui tenaient les différentes figures de cette sensibilité mystique en haute estime. La  « Guia Espiritual » (Guide spirituelle), publiée par Miguel Molinos en 1675, résume les positions de ce courant original qui influença, en France notamment, des personnalités comme François Malaval (1627-1719), le cardinal de Fénelon (1651-1715) et Madame Guyon (1648-1717), cette dernière ayant diffusé lors de ses voyages, une méthode « courte et facile de faire oraison », soit une prière passive et silencieuse d’entière remise et d’abandon de l’esprit en Dieu. Le quiétisme fut condamné en 1687 par Innocent XI, ce qui aura pour conséquence de jeter pendant de longues décennies, une suspicion sur cette « voie » d’oraison intérieure, qui trouva cependant refuge auprès des cercles ésotériques, qui en cultivèrent les principes, et développèrent à la fois une attitude d’abandon de la volonté propre avec des spéculations théosophiques.

[10] Adolphe Levée (1911-1991, en religion Frère Elie, moine trappiste disciple de René Guénon (1886-1951), affirmait : « Oui il y a un corps de doctrine purement ésotérique à l’intérieur du christianisme, c’est certain car il y a eu un énoncé de la bouche même du Christ. Le christianisme n’est pas seulement cette doctrine à coloration sentimentale, destinée à convertir le plus grand nombre d’êtres, mais aussi il renferme en soi, ou du moins il a renfermé en soi à l’origine, tout un énoncé de Connaissance auquel nous n’avons plus accès à l’heure actuelle et qui est tout à fait comparable aux énoncés ésotériques des autres religions ou traditions. Car Dieu lorsqu’il se manifeste, le fait toujours sous les deux aspects ; Il parle aux foules et il donne aussi accès à qui peut l’entendre, aux mystères qui président à la création. » (Cf. Y. Le Cadre, Frère Elie Lemoine et René Guénon, in Il y a cinquante ans René Guénon, éd. Traditionnelles, 2001, p. 166). [10] Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.

[11] Le terme « Discipline de l’Arcane » provient, non du vocabulaire de l’Église antique, mais semble avoir été introduit dans la littérature théologique au XVIIème siècle par Jean Daillé (1594-1670), théologien réformé, puis trouva, sous la plume de Fénelon, qui désigne du nom de « tradition secrète des mystiques » ce à quoi correspond cette « disciplina arcani », ou « gnose », un ardent avocat. Dans le manuscrit intitulé « Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie » (1694) - manuscrit inédit conservé aux Archives de Saint-Sulpice, puis publié pour la première fois, précédé d’une longue introduction, par le R.P. Paul Dudon, s.j., (1859-1941) en 1930 dans la collection des « Études de Théologie Historique » (Paris, Gabriel Beauchesne éditeur) -, Fénelon soutient que le Père grec, canonisé par l’Église (150-215), affirme que « la gnose est fondée sur une tradition secrète », ancienne et authentique qui provient des premiers siècles du christianisme.

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[12] « Le Néant a faim du Quelque Chose et la faim est le désir, sous forme du premier « Verbum fiat » ou du premier faire, car le désir n’a rien qu’il puisse faire ou saisir. Il ne fait que se saisir lui-même et se donner à lui-même son empreinte, je veux dire qu’il se coagule, s’éduque en lui-même, et se saisit et passe de l’Indéterminé au Déterminé et projette sur lui-même l’attraction magnétique afin que le Néant se remplisse et pourtant il ne fait que rester le Néant et en fait de propriété n’a que les ténèbres; c’est l'éternelle origine des ténèbres : Car là où il existe une qualité il y a déjà quelque chose et le Quelque Chose n’est pas comme le Néant. Il produit de l’obscurité, à moins d’être rempli de quelque chose d’autre (comme d’un éclat) car alors il devient de la lumière. Et pourtant en tant que propriété il reste une obscurité. » (J. Böhme, Mysterium Magnum, III, 5, trad. N. Berdiaeff, Paris, Aubier Éditions Montaigne, 1945, t. I, p. 63

 

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